Mediasex 2020 : Médiatiser les sexualités

Les dates de rencontres professionnelles (ou non) qui s’annulent, les performances artistiques qui se dérobent comment les mots à nos bouches, les sons à nos oreilles, les gestes à nos yeux avides de sens… en attente d’un « plus tard » qui n’en finit pas d’arriver. On l’a tous.tes compris, la crise a bouleversé encore plus notre rapport au monde « physique » pour nous imposer, parfois, un monde virtuel, tant dans le monde du travail que dans le monde culturel et même dans nos alcôves !

Le confinement, c’est l’occasion de suivre de nombreuses manifestations en ligne qui permettent paradoxalement de penser nos pratiques et notre intimité par écran interposé. C’est pour cela que la Légothèque revient cette semaine sur un événement universitaire intéressant tant pour son engagement politiquement queer que sur la pluralité des points de vue proposés sur différents sujets trop souvent esquivés dans le débat universitaire par pudibonderie ou crainte de retour de bâton (la pornographie, le travail du sexe, l’hétéronormativité, le racisme dans nos réseaux sociaux de drague queer…). L’événement Mediasex 2020 réunissait du 2 au 4 novembre plus de 30 intervenant.e.s aux horizons divers.

Logo de l’événement, réalisé par Atelier Youpi, design graphique sans stéréotypes

Interroger nos représentations personnelles à l’ère du numérique : pour une EMI sur l’éducation sexuelle

Alors, certes, on s’éloigne un peu du domaine des bibliothèques. Mais force est de constater que les pratiques culturelles se sont déplacées vers des médias en lignes. Les pratiques sexuelles également. Et la sphère queer n’est pas en reste. De manière plus large, Mediasex s’intéresse aux manières de représenter la sexualité dans différents médias (télévision, cinéma, publicité…) et à la manière dont cette représentation impacte directement nos représentations personnelles. Ces analyses sont donc précieuses aux professionnel.le.s de l’information (et de médiateur.ices culturels) que nous sommes. On pourra ainsi comprendre ce colloque international comme une pierre apportée aux réflexions que nous pouvons avoir en termes d’éducation aux médias et à l’information (EMI). Or, l’EMI a encore peu (voire jamais) exploré le rapport que les médias ont avec les sexualités « minoritaires » avec les conséquences qu’on peut imaginer : quel rapport entretenons-nous avec les images, la publicité, la séduction, la pornographie ? On peut nous objecter que tout cela n’est pas du ressort des bibliothèques, déjà suffisamment occupées sur plusieurs fronts et dont les missions d’EMI se sont plutôt orientées, à juste titre, sur la question des « fake news » ou de la désinformation. Mais je pense qu’il est intéressant au moins de se pencher sur ces questions, même s’il peut être difficile de porter une animation sur le sujet de l’éducation sexuelle, sujet souvent tabou voire décrié en France.

Une conférence est intéressante à cet égard : Sharif Mowlabocus dans sa contribution « La modération du racisme sur les applications de drague gay : le cas de Grindr » souligne comment une campagne de sensibilisation contre le racisme, la transphobie, le validisme et la sérophobie d’une application de rencontre virtuelle mène subrepticement à un glissement vers « l’injonction au travail gratuit de modération […] adressée aux utilisateurs ». Un glissement qui dédouane progressivement les plateformes (on peut penser au cas de Twitter à cet égard). Ainsi, « cette injonction [fonctionne] comme un fardeau placé sur les épaules des utilisateurs les plus marginalisés de Grindr, à qui il est demandé de prendre soin de la plateforme et de la garder « propre ». »

L’éducation au média n’aura donc pas lieu sur ce type de plateforme, sauf a supposer qu’elle vienne des utilisateurs les plus « woke » (avertis) au risque de rendre impossible toute communication, créant encore une fois de nouveaux phénomènes excluants entre ceux qui « savent » déjà et ceux qui renouvellent consciemment ou inconsciemment les phénomènes d’exclusion déjà présents dans le monde « réel ».

De même, Andrea Zanotti analyse comment l’interface même de Scruff, une autre application, reproduit les normes sexuelles et de genre. Le recours aux filtres et à la géolocalisation faconne notre regard sur l’autre. « Structurées au croisement de la race, du genre, de l’âge, de la classe mais aussi des types de corps, de sous-cultures gays, et des facteurs sexuels (préférences et pratiques), ces normes créent des hiérarchies de désirs et de désirabilités auxquelles les utilisateurs doivent faire face. » Sortir de cette logique de sélectivité devient alors une gageure politique.

Autre contribution intéressante concernant l’enjeux des représentations de la fiction sur l’univers enfantin cette fois. Le travail d’Ariane Temkine remet en perspective l’univers de Disney présenté a priori comme désexualisé mais qui en réalité sublime les relations hétérosexuelles. Si ce sujet a déjà été abordé par de nombreux.ses militant.e.s, le travail de cette doctorante s’appuie sur les travaux de Vito Russo ainsi que sur les analyses des fans sur les réseaux sociaux. On attend donc avec impatience la publication de cette thèse dans les années à venir.

Médiations en établissement culturels : interroger nos pratiques inconscientes

Mais comment peut être pris en charge cette EMI difficile, pour sortir des représentations « classiques » du couple (disons le mot, des représentations hétéronormées) ? Une autre contribution [1] revient sur la manière dont une exposition sur les jeux vidéo est conçue par « [des] muséographes [qui] imaginent le futur public en se représentant une visite hétéroconjugale et familiale ». Vu sous ce jour, la médiation culturelle (physique) prend une dimension importante et oriente de fait les œuvres présentées, sans laisser l’opportunité d’une lecture plus queer ou simplement plus inclusive des mêmes œuvres exposées. Une étude d’un an et demi menée par Marion Coville permet d’analyser comment a été conçu cette exposition avec un regard normalisé hétérosexué. Cette muséographie se traduit par des dispositifs techniques permettant le jeu lors de l’exposition. Or, lors de l’exposition, selon l’étude de Marion Coville : « [les] visiteuses mettent en avant un statut de conjointe, se définissent comme « accompagnatrices » et minorent leur pratique. » [2] Ainsi, paradoxalement, une exposition « tout public », est à regarder au prisme du genre pour voir comment des rôles sexués sont reproduits. L’étude de Marion Coville ne propose pas de « solution » toute faite afin de lutter contre des phénomène d’invisibilisation. Mais à l’heure où la pratique des jeux vidéo entre de plus en plus dans le monde des bibliothèques, c’est une porte ouverte à la réflexion quant à cette pratique : quelle médiation permettra de rendre la pratique des jeux vidéo véritablement plus inclusive ?

Visibilité dans l’espace public : l’enjeu de la publicité et des campagnes de prévention

Mediasex 2020 s’intéresse dans un ensemble de trois contributions, au regard de la société sur l’homosexualité au travers du média publicitaire ou au travers des campagnes de prévention de santé sexuelle. Nombreuses ont été les controverses autour des représentations de l’homosexualité ou des sexualités queers dans l’espace public. Plusieurs mouvements de (l’extrême) droite ont plus d’une fois dénoncé des campagnes publicitaires ou gouvernementales mettant en scène des couples queers dans l’espace public.

La communication de Keyvan Gorbanzadeh revient sur l’histoire de la régulation des représentations sexuelles publicitaires par l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP). Les divers scandales liés à la publicité interroge sur les normes qui alimentent ces polémiques. Les deux chercheuses Cécile Loriato avec sa conférence « La visibilité de l’homosexualité dans l’espace public comme enjeu de prévention du VIH/sida » et Elise Marsicano avec sa contribution « S’aimer, s’éclater, s’oublier. Quand Santé Publique France prend des risques dans une campagne contre le sida » analysent d’autres scandales liés, cette fois ci, à des campagnes de sensibilisation grâce à un corpus composé des réactions présentes dans la presse. Elles reviennent sur les représentations proposées dans l’espace public. « Plus que la promotion de l’homosexualité, c’est probablement la proposition de dissocier sexualité et conjugalité ou d’associer sexualité et amitié qui a provoqué tant de réactions. » précise a cet égard Elise Marsicano. Ce qui est en jeu est donc bien la remise en cause d’un référentiel conjugal clos par des pratiques extraconjugales qui tardent à être reconnues comme « propres » par une partie de la population, au risque de créer une invisibilisation de ces mêmes pratiques avec des conséquences en termes de santé sexuelle que l’on peut imaginer.

C’est un point qui m’interpelle en tant que -thécaire. Quel est notre rôle en termes de prévention et d’éducation à la sexualité ? Bien sûr nous avons la possibilité de proposer des ressources, des collections au sein de nos établissements sur ces sujets qui en somme ne touchent pas que la communauté LGBTQ. Bien plus, nous ne devons pas penser ces sujets qu’au prisme de cette communauté, au risque de retomber dans une stigmatisation malsaine de la sexualité queer qui serait de fait « dangereuse ». Pour autant, rares sont, dans nos collections, les ressources sur la PrEP par exemple ou sur des sujets plus vastes comme la transition hormonale. En tant qu’établissements culturels ouverts au plus grand nombre, les bibliothèques participent d’une vaste chaine d’informations où les ressources sur ces sujets sont encore peu visibles (par peur de réactions de certains usagers, de certains élu.e.s peut-être). Mais en laissant au placard cet aspect de notre métier, nous donnons peut-être raisons à celles et ceux qui estiment que la santé sexuelle est une affaire « personnelle ». Laisser hors de nos murs ces ressources, c’est donner raison à celles et ceux qui pensent qu’il ne faudrait pas « choquer » les familles venant se documenter en bibliothèque… Et les conséquences en termes de construction de soi sont importantes : elles laissent sur la touche de nombreuses personnes avides de se renseigner sur les dispositifs contraceptifs déjà existants. Surtout, ce débat mène à consolider cette idée inconsciente que les bibliothèques fonctionnent comme un « espace pour la famille » au risque d’accroitre un effet de seuil déjà existant chez certains usagers (ou non-usagers).

Ainsi, en évoquant le rapport que les médias entretiennent avec la sexualité en 2020 et rétrospectivement dans l’histoire récente, Mediasex 2020 soulève un ensemble de questions qui, de près ou de loin, peuvent nous intéresser en tant que professionnels. Si peu de solutions concrètes sont proposées dans ces contributions universitaires, au moins proposent-elles un regard nouveau sur de nombreuses pratiques que nous pouvons avoir.


[1] « Les politiques sexuelles de la visite muséale. Le rôle de la culture hétérosexuelle et de l’imaginaire des usages ‘en famille’ dans la conception et la réception d’un jeu vidéo » par Marion Coville, université de Poitiers

[2] Marion Coville. Experts et non-initiées ? Médiation et rôles conjugaux dans le cadre d’une exposition sur le jeu vidéo. Normes de genre dans les institutions culturelles, Ministère de la Culture – DEPS, 2018, Question de Culture, p.2. On trouvera l’ensemble de cet article à cette adresse internet.


Pour aller plus loin

Vous retrouverez sur le site internet de Mediasex 2020 l’ensemble des descriptions des contributions.

Le compte twitter de Mediasex 2020 : @mediasex2020


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