Nous avions sommairement abordé dans un précédent billet « L’interculturel au Québec… Et en France ? » les fondements théoriques du dialogue interculturel. Qu’en est-il concrètement, lorsque la différence des cultures questionne notre rapport à la liberté des femmes ? Peut-on affirmer que l’égalité des sexes est devenue un élément culturel et politique partagé par toutes les cultures ?
Cette interrogation était au cœur de la rencontre avec la sociologue Chahla Chafiq organisée à la bibliothèque de l’Abbaye de Grenoble par le Planning familial de l’Isère ce 13 mai. Chantal Duranton, adhérent du MFPF38 nous a permis de suivre à distance ce moment de débats passionnés, réunissant une trentaine de personnes dont une majorité de femmes.
Parcours d’une immigrée
D’origine iranienne, Chahla Chafiq a découvert la France par le biais des événements politiques de 1968 puis à travers la littérature française traduite en Iran. Fuyant la révolution islamique, elle a naturellement choisi notre pays pour terre d’exil. La jeune femme a cependant vécu un véritable choc culturel à son arrivée en France en 1982, amplifié par le décalage entre ce pays idéalisé qu’elle portait en elle et la réalité sociale de l’époque. Militante de gauche, elle a tout d’abord publié des essais en iranien, puis en français. Ses travaux portent sur l’interculturalité et la dimension totalitaire de l’islamisme en tant qu’idéologisation de l’islam. Elle est également responsable pédagogique de l’ADRIC (Agence de développement des relations interculturelles pour la citoyenneté), qui contribue à la lutte contre les violences, le racisme et les discriminations par l’accompagnement formatif en collectivités et entreprises.
La situation des femmes dans le monde
L’auteure de Islam, politique, sexe et genre a fait un tour d’horizon du statut des femmes dans le monde : nombre d’entre elles sont pleinement entrées dans la sphère politique, économique, artistique et n’en sortiront plus. Cette émancipation passe par l’action collective, notamment par le biais d’actions solidaires telles que le programme de coopération au Burkina Faso, au Cameroun et à Madagascar du Planning Familial.
Cependant dans les pays islamiques, l’accès des femmes à la scolarisation, au travail rémunéré et à l’espace public ne va pas forcement de pair avec la reconnaissance de leur liberté et de l’égalité des droits. Car l’islam politique rejette l’autonomie démocratique, assimilée à une source de perversion et de corruption. Si l’absence de démocratie renforce la soumission des femmes à l’ordre machiste, qu’en est-il dans nos sociétés occidentalisées et démocratiques ?
De l’influence du religieux dans les rapports sociaux de sexe
Nous sommes confrontés en Europe à une pluralité des modèles familiaux : celui de la famille recomposée dite «associative » côtoie celui de la famille traditionnelle. Cependant quel que soit le modèle vécu, la répartition des rôles familiaux n’a pas beaucoup évolué : selon une étude du Crédoc publiée en mai 2015 par la Caisse d’allocations familiales, les hommes s’impliquent toujours moins que les femmes dans les tâches ménagères.
Ainsi, lors d’un colloque organisé à Lyon en 2014 par l’association Regards de femmes, Chalha Chafiq pointait déjà dans son intervention intitulée « Laicité et égalité des sexes » l’importance sociale de ce facteur :
« Au-delà de la diversité, les fantasmes existent toujours sur une famille uniforme solidement établie sur une division sexuée des rôles. C’est ce rêve patriarcal qui fonde l’alliance entre les intégristes chrétiens et les islamismes dans leur lutte contre la liberté des femmes, l’égalité des sexes et les droits des personnes homosexuelles. »
La sociologue en tire donc des conclusions politiques : le recours à la famille traditionnelle est instrumentalisé d’un côté par le Front national dans la défense de l’identité française, et de l’autre par le discours des islamistes :
« Quant à leur manipulation de la notion de diversité, ils procèdent à une double simplification : le culturel est réduit au cultuel et l’appartenance cultuelle devient le ciment de l’identité individuelle et collective. Ils ouvrent ainsi une brèche pour réintroduire la religion comme source de la Loi commune. […] Par ailleurs, le thème de la dignité est aussi manipulé par ces mouvements idéologico-religieux qui se revendiquent comme les défenseurs de la dignité des femmes en s’opposant à une libération sexuelle qui n’aurait été qu’une source de dislocation des liens familiaux et du développement de la prostitution. Enfin, ils instrumentalisent et manipulent les notions de liberté et de liberté de choisir au profit de leurs idéaux. »
Pour Chalha Chafiq, l’islam ne peut être source d’égalité des sexes car la notion d’émancipation y est dialectiquement retournée selon une « ruse discursive » : le droit des femmes à disposer de leur corps implique celui, éventuel, de porter le voile. L’ambiguïté de la notion d’équité mise en avant par le Congrès mondial des femmes comme moyen d’atteindre l’égalité par un programme d’action (cf. le rapport Unesco Egalité et équité entre les genres) n’arrange pas forcément la situation. L’équité en islam vise à donner à chacun ce qu’il mérite : l’homme polygame doit traiter avec équité et justice ses différentes femmes…
De la réalité post-coloniale
La sociologue s’oppose en cela à la conception de Wendy Brown, professeure de sciences politiques à l’université de Berkeley, qui cherche à dés-essentialiser le phénomène religieux pour ne pas développer chez les musulmans des « affections blessées » propices au repli identitaire (« Configurations contemporaines de la domination et des résistances : un regard transnational » in Cahiers du Genres ) :
« Les femmes, surtout celles des populations minoritaires ou plus généralement vulnérables, sont constamment mobilisées pour porter le poids de la nation et de la culture. L’honneur, la modestie, la fidélité sexuelle, la reproduction : tous ces attributs et fonctions sont assignés au corps des femmes, de manière à les subordonner à un projet élaboré et conduit par les hommes. »
En schématisant, on pourrait dire que Chahla Chafiq démasque le religieux derrière les inégalités de sexes tandis que Wendy Brown met en lumière dans le cadre des « Postcolonial Studies« , l’aliénation économique et sociale derrière les phénomènes identitaires et religieux.
Et les jeunes des quartiers populaires ?
La sociologue est partie du constat qu’elle avait dressé en janvier 2015 suite aux attentats parisiens dans un entretien avec le réseau Europe-Solidaire-Sans-Frontière Pour une pédagogie non-sexiste : contre les extrémismes, l’égalité des sexes au cœur de la laïcité :
« L’imaginaire des jeunes garçons est peuplé de clichés pétris de virilité guerrière – qu’il s’agisse de films, jeux vidéos, histoire du monde, pornographie… Pour les jeunes en quête d’idéologies, d’identité, d’images valorisantes pour eux-mêmes, l’extrémisme religieux ou même politique est du pain bénit, si j’ose dire. L’islamisme, mais aussi d’autres extrémismes, proposent une offre idéologique qui permet aux garçons de se valoriser à travers la domination masculine. Quant aux filles, il leur est offert une valorisation en tant qu’épouses et mères. Cette valorisation repose sur une hiérarchisation des sexes, fidèle au schéma patriarcal de la famille et opposée à l’autonomie et à la liberté sexuelle des femmes. Cette hiérarchisation sexuée, elle-même construite sur la misogynie et l’homophobie, est au centre du projet idéologico-politique de tous les mouvements fondés sur l’exacerbation des identités religieuses (islamisme, intégrisme catholique, fondamentalisme protestant et juif, etc). »
Les politiques publiques dans les quartiers populaires n’ont pas contribué à faire évoluer cette identification aux stéréotypes masculin/féminin. Bien au contraire, les animateurs les ont parfois figés en proposant des activités sportives uniquement aux jeunes hommes. Ces dernières années, la place des jeunes femmes sur les aires de loisirs s’est même restreinte…
Là encore, pour modifier la donne, une solution : travailler sur l’environnement culturel pour qu’il cesse de valoriser la domination masculine, tout en prenant soin de ne pas stigmatiser une communauté ou une religion en particulier. Le Planning familial utilise une méthode pédagogique interactive, basée sur le jeu de rôle, pour nourrir une réflexion collective à partir de situations vécues par des adolescents. Des kits pédagogiques permettent aux conseillères d’initier une prise de conscience collective pour provoquer un changement de comportements. Cette démarche a également été mise en œuvre par l’ADRIC dans le cadre du projet « Jeunes pour l’égalité », initié par la Région Ile-de-France : il s’agissait d’impliquer les jeunes dans une réflexion sur l’égalité filles-garçons à travers des sujets liés à l’orientation professionnelle, à la liberté sexuelle, aux violences sexistes et à la laïcité. Enfin, en direction des femmes, les équipes du Planning familial réalisent chaque année en France métropolitaine et en Outremer des actions Genre et Santé Sexuelle…
Pour conclure…
On l’a constaté, pour l’ADRIC comme pour le Planning familial, la promotion de l’égalité des sexes dans un contexte interculturel passe par la médiation et le dialogue. Encore faut-il que les politiques publiques aillent en ce sens. Dans un récent article du journal Le Monde « Ce que révèle l’alliance de certains musulmans avec la droite réactionnaire, Chahla Chafiq pointe le manque de moyens pour lutter contre les dérives identitaires et l’enfermement communautaire :
« Dans un contexte de crise économique et sociale qui fragilise les individus, l’ordre autoritaire proposé par les mouvements identitaires peut séduire et leurs ressources de propagande ne manquent pas. En face, les moyens pédagogiques pour la prise de conscience par les individus de l’intérêt que représentent ces changements de mentalité pour la société, les familles et les enfants, ne sont pas du tout à la hauteur. »
Bibliographie :
- Bouzar Dounia et Bataille Sylvia, A la fois française et musulmane, Paris, France, La Martinière jeunesse, 2002.
- Brown Wendy, « Configurations contemporaines de la domination et des résistances : un regard transnational », in Cahiers du genre, n°50, 2011.
- Cohen-Emerique Margalit, Pour une approche interculturelle en travail social: théories et pratiques, Rennes, France, Presses de l’Ecole des hautes études en santé publique, 2011, 2011.
- Cupa Dominique, Parat Hélène et Chaudoye Guillemine (éd.), Le sexuel, ses différences et ses genres: enjeu du sexuel dans les cultures contemporaines, Paris, France, EDK, 2011.
- Moro Marie Rose, Grandir en situation transculturelle, Paris, France, Belgique, Éd. Fabert, 2010.
- Nasreen Taslima et Fourest Caroline, Libres de le dire: conversations mécréantes, traduit par David Rochefort, Paris, France, Flammarion, 2010.
- Ramsay Sylvain, « Embrasser d’autres cultures : l’éducation sexuelle auprès d’une clientèle multiculturelle. », Ça sexprime, 1-3, décembre 2005, p. 8p.
- Sanna Maria Eleonora et Varikas Eleni, Genre, modernité et ‘colonialité’ du pouvoir : penser ensemble des subalternités dissonantes, Cahiers du genre, n° 50, 2011.
- Sibeud Emmanuelle, « Post-Colonial et Colonial Studies: enjeux et débats », Revue d’histoire moderne et contemporaine 5/2004 (no51-4bis) , p. 87-95 URL : www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2004-5-page-87.htm.
Télécharger la bibliographie complète Interculturalite-laicite proposée par Valérie Provost, documentaliste du Centre de documentation du Planning familial de l’Isère.
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