Augusta Baker Chair : apprendre à écouter l’expérience noire

Apprendre à écouter l’expérience noire

Bien qu’encore peu connue en France, Augusta Braxton Baker est une figure proéminente de l’histoire des bibliothèques aux États-Unis. Première femme noire titulaire d’un diplôme en science des bibliothèques de l’université de l’État de New York en 1934, elle devient bibliothécaire jeunesse à la New York Public Library en 1937. Elle y entame dans les années suivantes un travail pionnier de critique des représentations racistes dans la littérature jeunesse, et de constitution d’une vaste bibliographie et d’un fonds de livres valorisant au contraire des figures afro-américaines positives et réalistes.

Légende : La bibliothécaire Augusta Baker montrant un exemplaire du livre « Jannie Belle » de Ellen Tarry à une petite fille. circa 1941. Source : New York Public Library.

C’est d’ailleurs en hommage à ce parcours hors du commun et afin de le faire mieux connaître de ce côté-ci de l’Atlantique que la 29ᵉ promotion de conservateurs et conservatrices de l’Enssib (dont je fais partie) a choisi de prendre le nom d’Augusta Braxton Baker.

Prendre la parole

Conteuse exceptionnelle, Augusta Braxton Baker est devenue à la fin de sa carrière « conteuse en résidence » (storyteller in residence) à l’université de Caroline du Sud, où son héritage est toujours vivant aujourd’hui, notamment à travers le travail de la Chaire Augusta Baker (@BakerChair sur twitter), poste occupé depuis 2019 par Nicole A. Cooke, chercheuse en sciences de l’information et des bibliothèques. Poursuivant activement ce travail d’analyse des représentations de la diversité dans l’univers des bibliothèques, Nicole A. Cooke a ainsi organisé le 19 novembre 2020 une très stimulante rencontre en ligne intitulée I’m Still Speaking : Amplifying the Black Experience in LIS (« Je parle encore : amplifier l’expérience noire dans les sciences de l’information et des bibliothèques »).

Le titre de la rencontre fait référence au récent débat entre Kamala Harris et Mike Pence, le 7 octobre 2020, dans le cadre de la campagne pour les élections présidentielles américaines : au vice-président conservateur qui l’interrompt plusieurs fois pendant qu’elle parle, la sénatrice démocrate de Californie répond systématiquement avec aplomb « I’m speaking » (« Je parle »). Sa répartie a enthousiasmé ses partisans au point de devenir virale sur le Web.

Ce webinaire réunissait ainsi cinq bibliothécaires afro-américains (voir leurs bios ci-dessous) invités, à travers une série de questions posées par l’organisatrice, à prendre eux aussi la parole et à témoigner de ce que signifie être noir⋅e et bibliothécaire aux États-Unis aujourd’hui, que ce soit dans les bibliothèques municipales, scolaires ou universitaires : Tasha NinsDerrick JeffersonK. C. BoydStacy Collins et Tami Lee.

Entre amertume et combativité

Il me semble que les échanges très ouverts ont fait ressortir à la fois une certaine amertume des participant⋅e⋅s, et en même temps, une grande combativité, un désir de prendre la parole trop souvent confisquée ou caricaturée pour avancer vers une véritable affirmation de leurs existences plurielles.

L’amertume vient du constat partagé de ce qui est vécu comme une invisibilisation, voire un mépris des institutions tant des publics noirs que des bibliothécaires noirs. Selon K.C. Boyd, bibliothécaire en milieu scolaire, elle et ses collègues de couleur ont par exemple été les premiers à se soucier des conditions de confinement des enfants des quartiers pauvres de Washington DC, oubliés par sa hiérarchie. Le travail de lien avec les communautés n’est par ailleurs pas valorisé comme une véritable expertise, et la mairie a cherché à redéployer les équipes vers des tâches jugées plus « essentielles », sans aucun rapport avec le travail de bibliothécaire.

Globalement, tou⋅te⋅s les participant⋅e⋅s à la discussion déplorent la méconnaissance profonde des cultures noires de la part de la majorité de leurs collègues et tutelles blanches. Les entretiens professionnels, par exemple, sont vécus comme des moments toujours biaisés, racialisés, où les questions se basent sur des a priori grossiers d’un « caractère noir » fantasmé, souvent accompagnés d’une sous-estimation des compétences techniques et scientifiques réelles de ces professionnel⋅le⋅s dans des domaines non perçus comme « noirs ».

Derrick Jefferson, bibliothécaire à l’université de Washington DC, estime même qu’il y a une vision implicite, peut-être inconsciente mais ressentie comme pesante, que les noirs, qu’ils soient utilisateurs de la bibliothèque ou bibliothécaires, ne peuvent que souhaiter atteindre une forme de « blanchité » (whiteness), ce qu’il récuse totalement. Lui ne souhaite pas « jouer au bibliothécaire » comme on joue un jeu de rôle, mais en déconstruire les stéréotypes et les schémas mentaux induits par la culture dominante, pour pouvoir exercer ce métier plus librement, l’enrichir à sa façon.

Le « théâtre de la diversité »

L’ensemble des intervenant⋅e⋅s est par ailleurs très perplexe quant aux programmes fédéraux « Équité, diversité et inclusion » (Equity, Diversity & Inclusion ou EDI) ou encore les « déclarations de diversité » (diversity statements) de plus en plus demandées, au même titre qu’un CV ou une lettre de motivation, pour pouvoir postuler à un emploi dans un établissement public. Il en va de même pour la notion de « white allys » ou « alliés blancs ». Selon les termes de Stacy Collins, de la bibliothèque de l’université Simmons à Boston, tout ceci relève parfois davantage d’un « théâtre de la diversité » (diversity theatre) plutôt que d’une action sincère, une forme d’affichage visant à améliorer son image davantage que les conditions réelles de vie en société.

Mais surtout, ce n’est pas aux autres de dire, réfléchir ou décider à la place des premièr⋅e⋅s concerné⋅e⋅s. La défiance des intervenant⋅e⋅s envers les « bonnes intentions » auxquelles ils ne prêtent que peu de crédit n’est pas un fatalisme mais un appel à l’action et à la prise de parole par et pour leurs communautés. Charge aux autres de savoir l’écouter.

Que l’on soit d’accord ou pas avec ces discours qui peuvent être perçus comme radicaux, il est pourtant très important de savoir les entendre, car ils expriment un ressenti partagé par de nombreuses personnes aux États-Unis comme en France. Je crains d’ailleurs d’avoir été la seule personne française assistant à cette soirée, d’après les échanges que j’ai pu avoir via le chat. Il y a pourtant un vrai dialogue à ouvrir ici aussi sur ces questions. Combien de bibliothécaires français « issus de la diversité » comme on dit, et des classes populaires, en particulier chez les cadres ? Quelles représentations de ces cultures dans les collections et les services des bibliothèques françaises ? Si la bibliothèque est le lieu du débat et de la libre circulation des idées, alors il est grand temps de poser ces questions, encore très peu abordées dans notre profession, avant qu’elles ne nous rattrapent.

L’intégralité de cette discussion est visible ici : https://youtu.be/4tUZoY43fUA

Vân Ta-Minh, DCB 29 ENSSIB


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