La discrimination des bibliothèques envers les enfants sans-papiers

Actuellement, le sort réservé aux personnes mineures immigrées qui ne peuvent accéder à la nationalité états-unienne est en discussion par les parlementaires des Etats-Unis. Cette discussion provoque des débats, en particulier sur la façon dont les administrations les prennent en compte. Il y a quelques semaines, l’auteure Erika Sanchez publiait une tribune dans le Time concernant le sort réservé aux enfants sans papier dans les bibliothèques aux Etats-Unis. Nous avons décidé d’en proposer ici une traduction, tant elle soulève des questions qui se posent également sur le territoire français.

Nous remercions Erika Sanchez de nous avoir autorisé à reproduire et traduire ici sa tribune. Tous les liens sont ceux du texte original.

J’étais une enfant assoiffée d’histoires. Introvertie et étrange, je passais le plus clair de mon temps à dévorer livre après livre. Beaucoup d’écrivain-e-s se souviennent de la magie des bibliothèques de leur enfance ; elles sont souvent décrites comme des espaces de découverte et d’inspiration. Mais la bibliothèque de ma ville n’était pas de celles-là.

J’ai grandi à Cicero, une ville ouvrière de la banlieue sud-ouest de Chicago, majoritairement peuplée de mexicain-e-s. A cette époque, la plupart des familles – y compris la mienne – avait immigré récemment du Mexique. Les données démographiques ont un peu évolué mais la proportion de personnes immigrées reste encore majoritaire.

Quand je fréquentais la bibliothèque municipale de Cicero, tout le personnel était blanc et pas particulièrement friand des enfants de ma communauté. Certain-e-s de mes ami-e-s plus âgé-e-s avaient été expulsé-e-s du bâtiment pour avoir parlé espagnol. Quand mon frère était en 6ème, il avait demandé de l’aide à une bibliothécaire pour un exposé. Pour toute réponse, elle s’est contentée de grogner et de l’emmener avec agacement devant la section qu’il cherchait, tout en se plaignant que nos parents ne l’aient pas accompagné. Elle a aussi refusé de l’aider tant qu’il ne lui a pas montré sa carte de bibliothèque.

J’ai moi-même ressenti cette rancœur. Je n’ai jamais été à l’aise pour demander des conseils et je ne me rappelle pas avoir eu une seule conversation avec un-e bibliothécaire. Je prenais mes livres et je repartais aussitôt.

Je n’ai donc pas été surprise quand j’ai découvert en mai dernier que des élèves de Cicero ne pouvaient pas s’inscrire à la bibliothèque car leurs parents étaient obligés de fournir une pièce d’identité avec photo délivrée par le gouvernement. Une de mes connaissances dans une école du district a tenté d’organiser une visite pour les enfants afin de renouveler ou créer leurs cartes et a découvert cette obligation. Pour la plupart des habitant-e-s des USA qui sont citoyen-ne-s, je suppose que ce type de demande paraît parfaitement raisonnable. Pour les personnes immigrées sans-papiers, c’est une situation de plus dans laquelle elles sont privées d’un service public.

Les formalités pour l’inscription en bibliothèque varient à travers les USA. L’écrivain et bibliothécaire Jessamyn West m’expliquait que la gestion des bibliothèques était très singulière. Chaque Etat gère différemment ses bibliothèques. Certaines demandent un ou deux justificatifs de domicile. Certaines demandent une pièce d’identité officielle. D’autres demandent les deux. “Refuser à des gens l’accès à un service public est contradictoire avec la notion même de service public” dit West “Et ça peut être très intimidant pour les personnes qui ne sont pas en règle.” Malgré la théorie selon laquelle les bibliothèques sont accessibles à tou-te-s, et ce sans distinction de statut légal, quand vous êtes sans-papiers, vous êtes habitué-e à essuyer des refus. Comme dit West : “On peut profiter des gens quand ils ignorent leurs droits”.

Les bibliothèques sont censées être des lieux sûrs pour les enfants et il est difficile de croire qu’il y a eu une époque où ils n’étaient même pas autorisés à y entrer. Les enfants étaient considérés comme perturbateurs et maintenus à l’écart des livres “subversifs”. C’est seulement quand Anne Carroll Moore, une bibliothécaire de New York, a mis en place des bibliothèques pour enfants à la fin du XIXème siècle que cette situation a commencé à évoluer. Moore n’a pas seulement créé des espaces pour encourager les enfants à lire, elle était aussi convaincue qu’en tant que bibliothécaire elle devait permettre aux enfants issus de l’immigration de ressentir “de la fierté pour leur appartenance à la communauté et au pays que leurs parents avaient quittés”. En 1924, Moore a engagé Nella Larsen, une écrivaine noire, pour diriger la section jeunesse à Harlem. Sa philosophie était révolutionnaire pour l’époque.

On oublie trop souvent que les Etats-Unis ont déjà discriminé au sein de leurs bibliothèques. C’est grâce à la désobéissance civile des jeunes noir-e-s dans les années 60 que cette pratique a changé. Les bibliothèques dans notre pays n’ont pas toujours accueilli tout le monde à bras ouverts, il est donc logique que les gens se battent toujours pour cette question d’accès. Parfois, cependant, les solutions sont simples. En apprenant l’obligation de fournir une pièce d’identité avec photo à la bibliothèque de ma ville d’origine, j’étais furieuse. J’ai supposé qu’il s’agissait d’une décision réfléchie pour empêcher une partie de la population d’accéder aux livres – une considération pas tirée par les cheveux au regard de la ferveur anti-immigration de notre climat politique actuel.

C’est avec cette frustration que j’ai appelé Jane Schoen, la directrice de la bibliothèque, et que je lui ai expliqué que leurs modalités d’inscription étaient discriminatoires. A ma grande surprise, elle m’a dit qu’elle n’avait jamais pensé au fait que cela créerait une barrière pour les personnes sans-papiers. J’ai demandé à Schoen de reconsidérer leur politique, et lorsque j’ai repris contact le mois suivant, j’ai appris que le conseil d’administration avait remplacé la pièce d’identité officielle par une simple preuve d’identité. Lorsque j’ai demandé à Schoen pourquoi la bibliothèque avait accepté de changer le règlement intérieur, elle a simplement répondu : “parce que tu nous l’as fait remarquer, et que ça avait du sens.”

Mes livres traitent énormément des obstacles rencontrés par les personnes immigrées sans-papiers. Savoir qu’elles pourraient ne pas y avoir accès me gêne au plus haut point. Toutes les personnes américaines, indépendamment de leur situation administrative, ont le droit d’avoir accès à la connaissance. Tout le monde a besoin d’avoir accès aux livres. Ça n’a pas toujours été vrai dans l’histoire, mais faisons en sorte que ce soit le cas désormais.

Si je suis invitée pour intervenir ou lire dans une bibliothèque publique, je vérifierai d’abord leur règlement intérieur. J’encourage les autres auteures et auteurs à faire de même. J’espère que toutes les bibliothèques auront autant de bon sens et de réactivité que la bibliothèque publique de Cicero en a eu.

Il est difficile de rester optimiste en suivant l’actualité en ce moment. Et pourtant les personnes et les lieux peuvent changer lorsqu’ils sont mis au défi. Ce n’est pas toujours aussi simple, mais parfois les personnes n’ont simplement pas conscience qu’elles excluent ceux et celles qui sont différents d’elles. Parfois, tout ce qu’il y a à faire est de demander. Et quand ça marche ? C’est tout simplement incroyable.

Traduction par Hélène Legendre et Thomas Colombéra


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Commentaires

Une réponse à “La discrimination des bibliothèques envers les enfants sans-papiers”

  1. […] ce que montre la traduction publié sur le blog de légothèque d’un article d’Erika Sanchez, une autrice américaine d’origine hispanique qui témoigne : tous les auteurs, quand ils […]

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