Pour un jeu vidéo inclusif – créer un nouveau jeu vidéo à la bibliothèque

Auteur de l’article : Colin Sidre, conservateur des bibliothèques, chargé de mission publics jeunes, éducation artstique et culturelle et cohésion sociale au ministère de la Culture. Télécharger cet article en PDF.

J’ai débattu, dans un article précédent, de la manière dont la bibliothèque pouvait construire un espace de jeu inclusif, afin d’accueillir en son sein tous les publics, et de tous les mettre en contact avec le jeu vidéo – ceci alors que les débats sur le caractère faiblement inclusif de l’industrie du jeu vidéo et de la majorité de ses productions prennent de l’ampleur depuis quelques années.

Comme nous l’avions alors mentionné en introduction, le jeu vidéo est également un formidable vecteur d’idées et de réflexions sur la question du genre, de l’orientation sexuelle, et du multiculturalisme. L’objectif de ce second article est justement de s’intéresser à ces propositions vidéoludiques, et de déterminer en quelle mesure la bibliothèque peut s’y insérer, peut participer, directement, à la production d’un nouveau jeu vidéo, plus divers dans ses thématiques, dans ses approches, dans son propos et dans sa conception.

En 2012, dans Rise of the videogame Zinesters, la game-designeuse transgenre Anna Anthropy exprime son désarroi face à sa difficulté à trouver des jeux vidéo dont les personnages soient queer. En soulignant la faible diversité des expériences proposées par les jeux produits par l’industrie vidéoludique, elle met l’accent sur la faible diversité des producteurs de jeux vidéo, des développeurs et des éditeurs, et sur le manque de maturité de l’industrie.

Rise of the videogame Zinesters est un ouvrage manifeste : manifeste pour un jeu vidéo comme forme d’art, comme outil d’émancipation, comme possibilité de création n’attendant qu’à être saisie par une myriade de créateurs en puissance. Anna Anthropy souligne en effet, depuis quelques années, le développement d’interfaces permettant à tout un chacun de développer un jeu sans avoir à acquérir les compétences de programmation : des outils comme Scratch ou Game Maker. Cette liste d’outils a récemment été affinée, au vu des évolutions connues par plusieurs d’entre eux, qui ont pu perdre leur caractère inclusif ou voir leur support technique s’arrêter. L’idée fondamentale d’Anna Anthropy n’en reste pas moins pertinente, surtout dans la mesure où de nouveaux outils apparaissent : ces logiciels de création permettent à tous les groupes laissés en marge de l’industrie de s’exprimer en développant des jeux vidéo.

1° Twine

Un de ces outils en particulier va ici nous intéresser : Twine.

5d2ae89ca093447059a416100ba857ebTwine a été lancé en 2009 par Chris Klimas. L’outil a connu une forte popularisation dans les premières années de la décennie 2010, en particulier via les travaux de nombreuses développeuses, qui ont su produire des œuvres fortes (ainsi, les travaux de Christine Love, Propentine, Merritt Kopas, Zoe Quinn ou Anna Anthropy elle-même), parfois très politiques et engagées, proposant des sujets de réflexion ou des formes de narration encore marginaux dans la création vidéoludique traditionnelle.

Twine permet la production de jeux textuels, qui relèvent de ce que l’on appelle le genre de la fiction interactive, soit des jeux essentiellement composés de textes, qui se développe dès les années 1970-1980, sur Apple II en particulier (ainsi, la série de jeux Zork). L’outil puise en particulier dans le modèle des Livres dont vous êtes le héros : le joueur d’un jeu Twine peut cliquer sur des liens hypertexte présents dans le texte pour arriver sur un autre espace de texte, et ainsi progresser dans l’histoire. Des choix interviennent régulièrement : par exemple quant au chemin à prendre au cours d’une déambulation.

Là où Twine est intéressant, c’est dans sa facilité de prise en main. La création d’un jeu Twine demande la maîtrise d’un unique élément de syntaxe, destiné à créer des « chemins » entre plusieurs textes. S’il est possible d’utiliser des éléments de programmation, pour faire évoluer la mise en page d’un jeu, ou pour introduire des effets particuliers au cours d’une partie, il est aussi possible d’écrire des jeux entiers sans y insérer une ligne de code. L’outil est gratuit, et peut être utilisé directement en ligne depuis sa deuxième version, à cette adresse. L’hébergement lui-même peut se faire sur un site Internet en local, ou gratuitement sur des serveurs dédiés (comme philome.la).

Twine se veut être un outil inclusif, permettant à tous, compétences de programmation, de game design et de graphisme ou non, de réaliser un jeu. En se rattachant au genre particulier de la fiction interactive, Twine se prête au relais d’expérience, au récit de vie. Beaucoup de jeux réalisés avec l’outil sont autobiographiques ou autofictionnels, et abordent des thèmes fréquents dans la création (littérature, cinéma), mais beaucoup moins dans le jeu vidéo : en témoigne la sélection de jeux Twine présenté en bas de cet article. En témoigne également l’ouvrage récent de Merritt Kopas, Videogames for humans, ensemble de textes critiques autour d’une sélection de 24 jeux Twine, qui met en avant des jeux et des témoignages d’une grande variété, selon les créateurs et les critiques convoqués dans l’ouvrage.

Twine n’est pas un outil parfait pour autant. Si le logiciel ne demande aucune compétence de programmation, il pose néanmoins une barrière forte : celle de la langue. L’interface elle-même de Twine est relativement dépourvue d’éléments textuels, en particulier depuis la deuxième version : néanmoins, les tutoriaux pour maîtriser l’outil restent relativement rares en français. Par ailleurs, et surtout, la très grande majorité des jeux produits avec Twine sont en langue anglaise. Ceci peut s’expliquer pour deux raisons. Tout d’abord, l’outil s’est largement développé dans les pays anglo-saxons, et les créateurs de jeux Twine s’expriment naturellement en anglais. Mais le passage au français pose également un lourd problème. Dans la mesure où les jeux Twine sont souvent écrits, dans la tradition de la fiction interactive, à la deuxième personne, le passage au français va imposer un genre au joueur : les adjectifs concernant le personnage principal, les verbes d’état et même les noms communs portent la trace du genre. Et dans la mesure où l’outil se veut le plus inclusif possible, imposer un genre au joueur peut poser problème, et éviter de tomber dans cette difficulté peut conduire à des tournures complexes.

L’autre difficulté de l’outil tient par là à la maîtrise de la langue française. Écrire n’est pas une activité facile pour tous, construire un récit, qui plus est une histoire où des embranchements peuvent se dessiner, nécessite un apprentissage. Et c’est ici que les bibliothèques peuvent entrer en jeu.

2° Twine et les bibliothèques

Car après tout, pourquoi Twine ? L’idée n’est pas ici de délégitimer les autres outils de création de jeux vidéo qui ont chacun leurs avantages : Scratch, ainsi, est en grande partie prévu pour être utilisable par le jeune public, présentant une interface très largement visuelle et relativement simple à prendre en main.

Twine est avant tout un outil d’écriture, et les ateliers d’écriture sont des pratiques habituelles des bibliothèques. L’écriture avec Twine est bien évidemment un processus différent de l’écriture classique : c’est ainsi un texte hypertextuel qui est conçu, ou il faut réfléchir aux embranchements, ou, même lorsqu’il n’y a justement pas d’embranchements, aux interactions du lecteur avec le texte. Mais en terme d’équipement, en terme de moyens, Twine ne nécessite rien de plus qu’un classique atelier d’écriture en bibliothèque : est nécessaire un simple accès à un ordinateur, qui peut éventuellement se faire a posteriori d’un exercice d’écriture (pour retranscrire des textes par exemple).

Quid ici des rencontres avec les auteurs, des résidences d’artistes ? Et bien, il est toujours possible de les adapter en bibliothèque. Les créateurs de jeux vidéo sont nombreux en France, même si pas aussi connu que les auteurs – plusieurs d’entre eux ont une activité sur Twine, ou sur d’autres outils d’écriture. En 2014-2015, la British Library a ainsi accueilli en résidence l’auteur de fiction interactive et notamment utilisateur de Twine Rob Sherman, autour d’une exposition développée par l’établissement.

Qu’en est-il en France ? Plusieurs associations proposent des initiations ou des formations à Twine : ainsi, la récente formation proposée par le groupe Gamelier, en collaboration avec les développeuses Gabrielle Barboteau et Tatiana Vilela. Les formations peuvent prendre des formes très différentes, parfois non-mixtes, et peuvent s’exporter facilement en bibliothèque. Plusieurs établissements vont par ailleurs proposer leurs premiers ateliers Twine en 2016 : ainsi, deux bibliothèques parisiennes, la Bibliothèque Publique d’Information et la Bibliothèque Vaclav Havel, proposeront des ateliers à l’automne autour du logiciel.

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=fkNUF4zCCeo&w=560&h=315]

Alors, qu’apporte Twine par rapport à un atelier d’écriture classique ? Tout simplement le fait qu’avec Twine, en se servant de ressorts connus par les bibliothèques, on n’écrit pas qu’une nouvelle : on réalise aussi un jeu vidéo. Twine est un outil passionnant pour s’initier au game design, à la création vidéoludique. En quelques commandes, l’on apprend à structurer un récit, à réfléchir aux choix, aux enjeux qui peuvent se poser pour un joueur. Plusieurs travaux et recherches soulignent cet avantage de l’outil (ainsi, et pour aller plus loin sur le sujet, le blog de Brandee Easter, de l’université du Wisconsin-Madison). Twine n’est pas seulement un outil d’écriture, c’est aussi un outil de création de jeux vidéo extrêmement accessible.

En cela, Twine rejoint notre réflexion sur les questions de jeu vidéo et d’inclusivité. En se faisant l’un des outils de création de jeux vidéo les plus inclusifs qui soit, en éliminant notamment la barrière du coût – ce qui permet aussi aux institutions culturelles de s’en emparer facilement – Twine est un outil idéal pour créer des jeux également inclusifs, pour permettre aux populations habituellement en marge de la production de jeux vidéo de s’y investir, pour permettre à la production de se diversifier.

Et ce n’est pas pour rien que de nombreux jeux Twine ont émergé dans les milieux LGBT américains. Christine Love, Merritt Kopas, Anna Anthropy s’y sont fortement investies, ont produit des œuvres complexes, comme en témoigne la sélection figurant ci-dessous. Et les bibliothèques, comme espaces inclusifs, comme espaces où la familiarité est forte avec l’écrit, comme lieux d’éducation artistique et culturelle, de construction de soi et de pratiques amateures, comme institutions culturelles au croisement de nombreuses formes artistiques, dont le livre et le jeu vidéo, sont les lieux les plus pertinents pour le développement de telles pratiques, et peuvent se faire les acteurs de la proposition d’un nouveau jeu vidéo, d’un jeu vidéo inclusif.

3° Une sélection de jeux Twine

En anglais…

  • Their angelical understanding (Porpentine, v. 2013-2014). Le jeu est ici assez classique dans sa forme (malgré le recours à des éléments sonores, visuels, etc.), mais est un bon exemple du genre de récit que l’on peut développer avec Twine.
  • Veracity & Purpose: A Collection Of The Works Of Robert Ells (Jack de Quidt, 2014). Veracity and Purpose est le titre d’un faux catalogue d’exposition pour un artiste n’ayant pas existé, et que le joueur peut feuilleter en imaginant les œuvres qui y sont dépeintes. La forme du texte épouse celle d’un catalogue, et le créateur du jeu sait jouer avec, en nous renvoyant habilement en arrière notamment.
  • A kiss (Dan Waber, 2013). Il s’agit d’un poème, parmi les différents morceaux duquel le lecteur/joueur peut feuilleter les passages qui l’intéresse le plus. On y navigue au gré de ce qu’on a envie de lire : a kiss condense un millier de textes différents qui prennent toutes sortes de formes (prose, vers, etc.).

tumblr_mq1n5dG6mi1s61fhko1_1280Matrice du jeu A kiss publiée sur le tumblr de Porpentine dédié à Twine, http://twinegarden.tumblr.com

  • When acting as a wave (David T. Marchand, 2014). When acting as a wave (aussi titré When acting as a particle) a été présenté dans le cadre de l’exposition Fear of Twine, exposition en ligne de créations effectuées avec le logiciel. Le jeu dépouille la fiction interactive de la majorité de ses éléments, pour se concentrer uniquement sur le verbe et l’action du joueur – l’histoire se dessine entre ces différentes interactions, dans les interstices du texte.
  • Depression Quest (Zoe Quinn, 2014) est également intéressant du point de vue des ressorts narratifs, mais la perspective du jeu est différente (on est sur du serious game), et le jeu est fortement déconseillé aux personnes en situation de dépression, ce qui rend ici encore sa présentation délicate. C’est en quelque sorte un « simulateur de dépression », un jeu dont l’objectif est de nous faire comprendre ce que subit une personne en situation de dépression – et il y a ici un travail important sur la question des choix que l’on peut faire, des situations qui se présentent au joueur, travail qui se reflète bien dans les mécaniques de jeu.
  • The Arboretum (Derek Wei, 2014). Romance à deux voix et mise en musique, The arboretum est un exemple assez typique (et très poussé en même temps) de ce qui peut se faire en matière d’écriture narrative autour de Twine.
  • Conversations with my mother (Merritt Kopas, 2012). Superbe et très court jeu de Merritt Kopas, sur son changement de sexe et la manière dont sa mère y a réagi. Merritt Kopas est, avec Zoe Quinn et Porpentine (présentes dans la sélection), mais aussi Christine Love et Anna Anthropy, l’une des principales développeuses travaillant sur Twine.

…et en français !

  • Notagirl (Gabrielle Barboteau, 2015) est une succession de trois récits sur la transmysoginie et la transpositivité.
  • Bolloful Boyfriend (Moo, 2015), écrit au cours de la Bollojam, suite au rachat d’une partie d’Ubi Soft par Bolloré.
  • A la basse et au chant (Eva Simonin, 2016). Enquête policière dans les souvenirs embrumés de Layla Pommier, bassiste et chanteuse dans un groupe de rock.
  • Et Anglade Souls (Gabrielle Barboteau, 2015) !

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Commentaires

5 réponses à “Pour un jeu vidéo inclusif – créer un nouveau jeu vidéo à la bibliothèque”

  1. Avatar de Péron Sylvie
    Péron Sylvie

    Bonjour,
    Article intéressant qui tranche sur ce qu’on peut lire sur les jeux vidéos. Je cherche des serious-game pour des formations pour adulte, je vais voir ce qu’on peut faire avec Twine.
    Juste une petite remarque : quand on imprime l’article pdf, il n’y a aucune trace de l’auteur de l’article, ni du site, ça oblige à passer par un moteur de recherche pour y accéder.

  2. […] Le logiciel de création textuelle Twine (dont nous avons parlé ici) […]

  3. […] Pour un jeu vidéo inclusif – créer un nouveau jeu vidéo à la bibliothèque […]

  4. […] bibliothèque a-t-elle un genre ? Réflexions en cours autour d’un impensé français; Pour un jeu vidéo inclusif – créer un nouveau jeu vidéo à la bibliothèque) […]

  5. […] Coté écriture : Même si quelques jeux mettent l’accent sur les images, le texte est au cœur de Twine. Toutes les formes sont permises, récits traditionnels, à choix multiples, poésies expérimentales… Tous les genres également puisque l’on peut y vivre des aventures fantastiques qui rappellent les « livres dont vous êtes le héros » aussi bien qu’incarner une personne transgenre pour qui les épreuves viennent du regard des autres. L’implication du lecteur qui choisit l’avancée du récit encourage l’empathie et de nombreux créateurs se saisissent de Twine pour raconter leurs expériences de vie. […]

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