L’inclusion en bibliothèque : un débat théorique et critique

Poster scientifique sur le thème de l'inclusion en bibliothèque
Poster scientifique sur le thème de l’inclusion en bibliothèque

L’inclusion des publics est une notion à laquelle Légothèque est très attachée : nous l’avions déjà manifesté dans cet article portant sur un poster scientifique réalisé par des bibliothécaires stagiaires de l’Enssib. Leur travail permet de mieux cerner les enjeux de l’inclusion à travers quatre points précis : l’accessibilité, la mixité & la diversité, l‘inclusion économique & citoyenne et l‘e-inclusion.

Or la notion d’inclusion a été débattue cet été, lors de la Session 200 “Library Theory and Research” du congrès 2014 de l’IFLA, selon un point de vue théorique assez spécifique : Tim Huzar, doctorant au Centre de philosophie appliquée, Politique et éthique de l’Université de Brighton, s‘est employé à dynamiter l’idée couramment admise selon laquelle les politiques d’inclusion favoriseraient l’égalité d’accès de tous les publics à la bibliothèque. Au contraire, les politiques d’inclusions procèderaient d’une instrumentalisation de l’idéal démocratique par le néo-libéralisme.

Sa communication, intitulée “Le néolibéralisme, la démocratie et la bibliothèque comme espace radicalement inclusif” a été traduite par Amadeus Foulon, étudiant à l’Enssib. Elle est disponible dans la bibliothèque numérique de l’IFLA (http://library.ifla.org/835).

Inclusion et néo-libéralisme

s200_tim.huzarReprenons la thèse de Huzar, qui rappelons le, raisonne dans le contexte de la fermeture de centaines de bibliothèques britanniques pour cause de non-rentabilité (cf. journée d’étude de l’ENACT) : l’idéal de démocratisation de l’accès à l’information masque une rationalité politique propre au néolibéralisme, selon laquelle les objectifs de la lecture publique doivent être subordonnés à ceux des politiques de l’emploi, de l’éducation, etc. On pourrait le traduire ainsi : lutter par exemple contre l’e-exclusion, c’est de facto favoriser l’employabilité des usagers et plus largement, circonscrire l’individu à sa valeur économique. “Selon la rationalité néolibérale, si nous investissons dans nos identités physiques en visitant la salle de gym, nous investissons aussi dans nos identités mentales en visitant la bibliothèque. La bibliothèque devient ainsi un gymnase intellectuelle pour l’homo œconomicus” (p.6).

Plus encore, le ciblage des collections en fonction des objectifs de la politique d’inclusion (espace mangas, espace livres en gros caractères) peut aboutir à un morcellement fonctionnel et intellectuel de la bibliothèque allant à l’encontre du principe d’égalité “C’est cette fluidité, je dirais, qui est cruciale pour assurer l’égalité et pour faire de la bibliothèque un espace radicalement inclusif. Précisément cette fluidité risque de se perdre si on cherche à atteindre une plus grande inclusivité en «fixant» l’identité de ceux que l’on cherche à inclure”(p.9).

A l’inverse, “les bibliothèques n’ont pas à éduquer les sans-abris ou les communautés d’immigrants ; elles les intègrent en considérant qu’elles doivent intégrer tout le monde” (p.7). Elles doivent garantir à tous les usagers “le droit de pouvoir choisir librement ses centres d’intérêts”. C’est à cette condition qu’elles peuvent devenir “un espace radicalement inclusif”.

Que penser de ce raisonnement ? Son auteur précise en conclusion qu’il n’est pas un argumentaire contre l’inclusion mais contre ses effets potentiels et son instrumentalisation. Huzar envisage clairement dans son article la valeur émancipatrice des bibliothèques à partir de la pensée de Jacques Rancière, de sa vision radicale de l’égalité en opposition à la démocratie libérale et à l’organisation managériale de la société.

Inclusion, système et monde vécu

s200_lauren.smithPlus largement, la thèse de Huzar s’inscrit au Royaume-Uni dans un (possible ?) renouveau de la Théorie critique au sein des Sciences de l’information. Lauren Smith, doctorante à l’Université de Glasgow, a développé un argumentaire Radical Librarians Collective (Part Three): Critical Theory à destination des bibliothécaires : la théorie critique permettrait de penser l’environnement de la bibliothèque dans un contexte de réduction des dépenses publiques et de marchandisation de l’enseignement supérieur.

Mais comment définir ce courant de pensée issu de l’École de Frankfort ? Le “matérialisme interdisciplinaire” de Horkheimer (1922) visait initialement à établir des liens entre un groupe social, son rôle dans le processus économique et la transformation de la structure psychique de ses membres sous l’influence d’institutions. Avec la Théorie de l’agir communicationnel d’Habermas (1980), la théorie critique devient une grille de lecture sociologique à deux entrées -en termes de système (le capitalisme, l’État) et de monde vécu (la reproduction culturelle de la vie sociale)- destinée à mettre à jour une rationalité communicationnelle fondement d’une éthique de la discussion.

C’est peut-être en ce sens qu’il faut entendre la critique rationaliste de Tim Huzar qui souhaite “comprendre comment mettre en œuvre des formes d’inclusion d’une manière qui ne nient pas l’inconvenance démocratique de la bibliothèque” : une dialectique du raisonnement qui permet de repenser la démocratie comme un espace de dialogue…


Publié

dans

par

Étiquettes :

Commentaires

2 réponses à “L’inclusion en bibliothèque : un débat théorique et critique”

  1. Avatar de comment7
    comment7

    Bonjour, je ne connaissais pas cette réflexion de cet auteur anglais. Très intéressant. Au niveau du rôle émancipateur des bibliothèques/médiathèques et autres opérateurs culturels, les choses sont en effet très complexes actuellement. Le participatif et le contributif nous sont présentés comme des dynamiques d’ouverture et de transversalité, des pistes pour sortir des relations verticales entre publics et spécialistes de la culture et élaborer des politiques de lecture partagées. Mais les questions de participatif et contributif, venue du Net, sont très instrumentalisées par l’influence des Gafa sur les imaginaires et sur la manière dont la classe politique pense aujourd’hui la démocratie et la participation( visée électoraliste qui prime). Plus dans la lignée par exemple de « l’écologie de l’attention » (Yves Citton), je pense que les médiathèques doivent développer des cellules partagées d’écoute, de lecture et de production d ‘interprétation conjointe avec les publics (réseau d’atelier), débouchant sur la création d’outils numériques collaboratifs à même de développer une économie culturelle numérique indépendante des Gafa. Et produire une critique du concept un peu bateau du participatif/contributif qui, au niveau de la vulgate, je le crois aussi, ne fait que la promotion de certains axes forts du management néo-libéral. La production(passée et présente) de l’école de Francfort constitue toujours de bons outils pour alimenter un travail critique. Mais à relativiser, peut-être un peu coincée dans une version binaire des problèmes et pas toujours claire sur certaines dimensions de la critique sociale (par exemple, dans le livre « Le temps partagé », si on peut adhérer à une explication radicale de la constitution de la dette des états, on sent que l’auteur ne porte pas dans son coeur les féministes dont l’activisme a compliqué la question de l’emploi, du chômage…).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *