S’émanciper par la lecture : une question de genre

Les bibliothèques de Lyon sont partenaires, « avec beaucoup d’enthousiasme » (Topo, le magazine des bibliothèques) du festival Ecrans Mixtes. La bibliothèque Jean-Macé (Lyon 7e) travaille régulièrement avec son public adolescent. En relation avec Ecrans Mixtes et la journée du 8 mars, la bibliothèque programme un ensemble original de manifestations autour du genre.

Les lecteurs sont des lectrices

Toutes les études montrent que les femmes lisent plus de livres (on ne compte ici pas les revues) que les hommes. Dans la lignée des travaux de Janice Radway, sur les romans à « l’eau de rose », Viviane Albenga (laboratoire Triangle CNRS, rattaché à l’ENS de Lyon) cherche à comprendre ce que la lecture fait aux lectrices. Pour ce faire, Viviane Albenga s’est approchée pendant trois ans des membres de différents cercles de lecture (club de lecteurs en bibliothèque, groupe de bookcrossing, amateurs de poésie).

Janice Radway, Reading the Romance, 1984 et 1991
Janice Radway, Reading the Romance, 1984 et 1991

Quel genre de lecteurs ?

Toutes catégories sociales confondues, quel que soit leur âge, les femmes lisent plus de livres que les hommes. Plusieurs explications ont été émises par le passé : supposé besoin psychologique d’évasion, temps libre des femmes au foyer… Autant d’explications dépassées, et qui ne tiennent pas compte des réalités contemporaines, sur le travail féminin par exemple. Dans les trois groupe de lecteurs assidus qu’elle observe, Viviane Albenga ne remarque pour autant pas de véritable différenciation entre les hommes et les femmes sur la manière de faire des choix de lecture, de lire, d’en parler. Les groupes sont globalement mixtes et les propos sans rapport avec le genre. Ses entretiens font cependant ressortir des différences dans la manière de devenir lecteur ou lectrice. Pour un garçon, il est difficile de se mettre à la lecture si aucun homme n’est lecteur dans la famille, car la lecture est connotée « littéraire » alors que la majorité des projets des pères pour leurs fils est la carrière « scientifique ». Pour une fille, il n’y a pas de frein à la lecture à l’adolescence mais plus tard, lors de la constitution du foyer : une femme en couple peut lire, mais cela ne doit pas se faire au détriment des tâches ménagères. La naissance d’un enfant sera également un moment charnière.

Quel genre de lecture ?

C’est sur le plan de l’identification à leurs lectures que la sociologue a trouvé les plus grandes différences entre ses lecteurs. Les femmes s’identifient à des personnages avec lesquels elles sont en empathie et des personnages de femmes dangereuses, transgressives. Elle cite par exemple une trentenaire célibataire fan de Chick lit ET de Virginie Despentes (un exemple qui illustre les travaux de Bernard Lahire sur la culture composite des individus). Pour plusieurs femmes interrogées, c’est la question de l’hétéro-normalité qui est le sujet d’identification par rapport aux héroïnes. La distinction est claire entre les sexes : spontanément, les femmes s’identifient à des héroïnes, les hommes à des héros (masculins). Les hommes cités en exemple par Viviane Albenga s’identifient à des héros « d’action », de Gavroche à Julien Sorel.

 Le rouge et le noir. Tome 1 / par M. de Stendhal (Henri Beyle)... ; eaux-fortes par H. Dubouchet Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES P-Y2-148 (1)
Le rouge et le noir. Tome 1 / par M. de Stendhal (Henri Beyle)… ; eaux-fortes par H. Dubouchet Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES P-Y2-148 (1)

Le souci de soi

Janice Radway l’avait montré avec les lectrices américaines de littérature sentimentale : si les lectures « à l’eau de rose » sont reconnues comme stéréotypées et aliénantes dans ce qu’elles racontent, le fait même pour les femmes de lire (même ces livres), de prendre le temps de le faire, de se retrouver entre lectrices pour en parler, constitue un moyen d’émancipation, par rapport à leur couple. Les trois cercles de lecture lyonnais observés par Viviane Albenga la conduisent à des conclusions proches. L’émancipation par la lecture a un sens relatif : on ne change pas de vie à proprement parler suite à ses lectures mais la lecture participe d’un changement de trajectoire de vie, d’un moment où l’on prend soin de soi en profondeur. Les champs culturels sont à la fois des champs d’inégalités et de transgression possible. La chercheuse conduit actuellement de nouvelles enquêtes sur le genre et les pratiques de musique amateur.

NB : Le propos de Viviane Albenga est présenté ici de manière résumée et forcément réductrice, mais vous pourrez prochainement vous reporter à son étude dans un livre, à paraître.

Thierry Fouillet


Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

4 réponses à “S’émanciper par la lecture : une question de genre”

  1. […] nous permet de dépasser nos préjugés sur la littérature « à l’eau de rose » (voir l’article sur Viviane Albenga). En France, Christine Détrez s’est intéressées aux adolescent.e.s lisant des mangas. En […]

  2. […] nuançons avant de terminer sur l’intérêt des études de réception (cf le billet de blog « s’émanciper par la lecture » de légothèque) qui montre comment les romans à l’eau de rose peuvent aussi être facteur […]

  3. […] 2013, nous avions déjà abordé sur ce blog les questions que Viviane Albenga traite dans son livre, paru en 2017 aux Presses Universitaires de […]

  4. […] Un article du blog Légothèque sur S’émanciper par la lecture […]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *